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Juno Jean-Baptiste était à l’UNESCO, ce dimanche, à Paris, pour une causerie autour de son livre « Les manoeuvres et les griffes ».

Juno Jean-Baptiste était à l’UNESCO, ce dimanche, à Paris, pour une causerie autour de son livre « Les manoeuvres et les griffes ». Nous publions, in extenso, son intervention à cette occasion où plusieurs membres de la communauté haïtiennne, en France, avaient fait le déplacement.

Bonsoir à toutes et à tous,

C’est un immense honneur d’être ici, à Paris, -dans la ville d’Émile Zola, de Guy de Maupassant, dans cette ville qui a rendu fou Ernest Hemingway, l’auteur du récit « Paris est une fête » –, de pouvoir chaleureusement profiter de cette respectueuse tribune que m’offre la Délégation permanente de la République d’Haiti auprès de l’UNESCO, l’Organe des nations unies pour l’éducation, la science et la culture. Merci beaucoup d’être venus.

Merci à son excellence Madame Dominique Dupuy, pour son dynamisme à la tête de la mission d’Haïti à l’UNESCO, merci au prof Ricarson Dorcé, ministre-conseiller, merci aussi à Anael Barrau qui se sont tous démenés à ce que je sois ici présent pour évoquer, devant vous, mon livre qui traite d’une question essentielle, vitale, fondamentale, prépondérante dans la très tourmentée vie démocratique haïtienne : le Parlement haïtien.

Vous vous êtes rassemblés ici et vous êtes probablement en train de vous demander de quoi parle Juno Jean Baptiste dans son livre qui a fait la une de l’actualité en Haïti. De quoi je parle dans mon livre ? Des parlementaires hors sol ? Des secrets interdits ? De mes bonnes ou mauvaises expériences aux côtés des élus ? Peut-être un peu de tout.

Mais dans la vie, je crois qu’il n’y a pas de mauvaises expériences. Ce qu’on appelle « mauvaise expérience » peut être le pont qui mène à d’incroyables leçons de vie, des apprentissages extraordinaires, quelque chose de transcendantal qui ouvre une fenêtre sur des faiblesses à combattre ou à compenser, des imperfections à corriger pour amorcer un nouveau départ ou mieux saisir les opportunités nouvelles qui surgissent même dans les environnements les plus délétères. Ce qu’on appelle « mauvaise expérience » peut vous rendre meilleur. Et c’est le cas d’ailleurs dans tous les domaines de la vie, de l’ébénisterie aux métiers les plus répandus ou les plus prestigieux.

Mon livre n’est nullement un aboutissement. C’est le début de quelque chose qui est plus grand que moi, qui me dépasse en quelque sorte. Ce livre parle de NOUS, d’HAÏTI, de ces parlementaires pour lesquels nous n’avions pas exprimé notre vote lors des législatives contestées de 2015, de Petro Caribe, de militants politiques, de pseudos journalistes, de chocs, d’illusions entretenues, d’échecs démocratiques, de faillites politiques, d’allusions intelligentes et subtiles dans un pays où la loi de l’omerta a encore pignon sur rue, de déraison politique, de nouveaux sentiers à creuser obligatoirement, de partage de responsabilité qui n’est ni plus ni moins qu’une invention des parlementaires pour tenter à tort de masquer les pratiques de corruption et de marchandages. Ce livre est une précieuse mine du « parler vrai », de la première à la dernière page.

Cela dit, couvrir les travaux parlementaires a été pour moi une expérience enrichissante. En ce sens, je tiens à remercier Le Nouvelliste, là où j’ai passé les cinq premières années de ma carrière de journaliste, qui m’a poussé tout jeune à l’époque dans le fleuve mouvementé du Parlement haïtien.

Je dois dire une chose : j’admire le Parlement haïtien comme institution démocratique. Notre pays qui a fait sienne la démocratie représentative ne peut nullement s’en passer, à moins de décider d’un jour à l’autre de changer de régime politique. Mais une question s’impose : quel Parlement pour quelle République ? Et c’est là tout l’enjeu de mon livre. Être accrédité au Parlement, haut lieu de pouvoir et d’influence, d’affluence également avec toutes ces hordes de militants, de chasseurs d’espoir qui y défilent presque tous les jours, vous ouvre naturellement un boulevard de connexions et d’interpénétrations.

Un journaliste accrédité est témoin des blocages, des impasses politiques mortifères, des ambitions individuelles mercantiles et autres délitements qui condamnent notre pays à ses vieux démons. En Haïti, les mêmes visages qui, hier, ont conduit ou contribué aux désastres, peuvent facilement réapparaître sous d’autres formes, comme si de rien n’était. C’est un douloureux cycle avec ses multiples conséquences sur la vie politique de notre pays. Voilà pourquoi il nous faut écrire et raconter les échecs, les décadences infâmes, les pratiques politiques contreproductives et autres scandales retentissants. Si on ne le fait pas, soit par des livres ou des documentaires, ils s’effaceront très tôt de la mémoire collective. Pire encore, ils risquent, sur le temps long, d’être remplacés par des approximations, des légendes et autres inventions farfelues subjectives. L’histoire, comme la nature, a toujours l’horreur du vide.

Les journalistes sont des « historiens du présent », clamait Albert Camus en 1945 dans Combat. Des hommes et femmes de plume ou de micro qui documentent chaque jour l’actualité et les agitations du monde. Mais souvent, dans ce travail, ils sont, tout le temps, absorbés par le factuel. Voilà pourquoi ils recourent souvent, du moins ceux qui en sont capables, à la rédaction des livres qui exigent du raisonnement froid, du recul subtil et d’une certaine méthodologie. Je n’aurais pas pu faire ce livre si le Parlement haïtien était encore en vie et que j’y déambulais tous les jours, matin et soir, dans les séances ou dans les travaux en commission, avec mon bloc-notes et ma plume.

Mon livre se veut une sorte de miroir de tout ce qui s’est fait et s’est tramé au Parlement durant les cinq dernières années. Un livre qui met à nu la 50e législature, tout en prenant option sur le futur. Vous savez une chose, le journalisme, quoique quelque peu dévoyé de nos jours en Haïti et même ailleurs, est un métier fascinant. Il vous offre un champ illimité de possibilités. Vous pouvez dire beaucoup en peu de choses, c’est-à-dire par un petit rappel ou par une petite description. Par exemple, je pouvais ne pas avoir besoin de dire que la 50e législature et la dernière cuvée de sénateurs ont contribué à la crise totale qui mine le pays de nos jours. J’ai raconté ce que j’ai vu, entendu, compris, découvert, et je l’expose avec courage et lucidité au public, aux innombrables lecteurs.

Un travail simple apparemment, mais qui est pourtant d’une rare complexité. Parce que dans cette aventure-là, comme je le fais notamment dans presque tous les chapitres (Comprendre les codes du Parlement, Comment devient-on Président de l’une des deux chambres, Le Sénat peut-il constituer un frein à des ascensions ? Entre perception et réalité, Les invisibles du Parlement), des têtes sont coupées, d’autres sont blessées, des impostures et populismes se laissent voir, des perspectives nouvelles sont subtilement suggérées. Cela se lit naturellement. Mais ce n’est pas moi qui le dis (rires). C’est une description d’une réalité implacable, des faits, puisque nous, journalistes, nous devrions constamment avoir comme boussole la vérité et rien que la vérité.

Ce que j’ai constaté au sein de la 50e législature et du Sénat de la République – dont j’ai assuré la couverture avec passion et professionnalisme – durant ces dernières années, c’est que le travail parlementaire est généralement bafoué par les appétits individuels et les effets pervers de la représentation politique. Des élus de plus en plus absentéistes, hors sol, de tous bords, plutôt occupés à se chercher des ouvertures dans les directions générales et dans les ministères. D’autres qui prétendent faire partie de l’opposition et qui, au fond, ne font qu’exécuter un rôle et afficher une posture. D’autres de la majorité présidentielle/conjoncturelle qui délaissent le Parlement et qui se contrefoutent de l’agenda législatif du gouvernement dont ils sont les supposés soutiens. Et dans cette spirale infinie de fausse opposition et de fausse majorité, le Parlement s’égare et, avec lui, toute la République.

Dans l’une de ces réunions secrètes où s’opèrent, depuis toujours, les deals politiques à courte vue et la marchandisation du pouvoir du peuple, se jouait, un jeudi matin de mars 2019, dans un hôtel Pétion-Villois, le sort d’un Premier ministre jugé encombrant pour l’exécutif. Une semaine plus tard, ce dernier est dégagé de la Primature par des suppôts bienheureux de la Chambre basse. On apprendra plus tard que de grands moyens ont été déboursés pour les besoins de la cause. Des rentiers du secteur privé des affaires ont délié les cordons de bourse pour y arriver. En Haïti, il y a le cartel diplomatique qui ne s’en tient qu’au maintien d’un certain ordre républicain, c’est-à-dire l’existence d’un Parlement et d’un exécutif fonctionnel (même si l’on a l’impression que quelque chose est en train de changer dans le sens inverse ces deux dernières années), le cartel économique qui fait main basse sur la politique et les politiques et le cartel politique qui est aux ordres des deux cartels cités précédemment. Il faut faire la pédagogie de la coexistence de ces trois cartels pour comprendre qu’au Parlement, tout est spectacle, marchandise, quitte à laisser mourir un pays, à laisser crever des millions d’Haïtiens dans un océan de misère sociale et de détresses multiples.

Par cette modeste contribution, j’espère que les gens comprennent le mode opératoire d’un Parlement à réinventer et d’une démocratie au rabais à remettre en question. Qu’ils n’oublient pas. Et que s’installe désormais la permanence du nécessaire combat contre l’amnésie collective ambiante dans l’espace public. Nourrir l’histoire immédiate de notre pays pour mieux comprendre les impasses structurelles dans lesquelles Haïti s’enlise et cesser de répéter, comme des imbéciles, les mêmes pratiques et les mêmes erreurs qui nous conduisent sans cesse, depuis des décennies et même plus, vers davantage d’immobilisme. Pouvoir instituer de nouvelles façons de faire la politique dans notre pays. Faire en sorte que la politique soit au service du bien commun, de la collectivité, et non un micro-espace d’enrichissement accru qui demeure l’apanage de quelques flibustiers avares et de politicards désinvoltes.

Pour écrire ce livre, j’ai soigneusement dépoussiéré des dizaines d’articles de journaux. J’ai interviewé plus d’une dizaine d’anciens parlementaires. Ils m’ont livré leur version des faits. J’ai croisé et recroisé les sources. Après de longues conversations, et grâce à la pertinence et à l’éloquence des témoignages de mes divers interlocuteurs, je me suis vu imposer les meilleures versions des événements. D’autres sources se sont confiées à moi sous la couverture du « Deep background » qui, dans les brûlots hautement politiques, consiste à rapporter les propos des personnes interviewées sans laisser le moindre indice pouvant mener à leur identification. Ces informations fournies sont généralement utilisées pour la mise en contexte d’un fait d’actualité. Je ne suis pas le premier à le faire. Michael Wolf, dans Le Feu et la Fureur, a grandement expérimenté cette méthode, qui protège à la fois les auteurs et les sources. J’ai pu également mettre à profit le style « samizdat », consistant en la diffusion d’une phrase ou d’une anecdote provenant d’une conversation privée ou confidentielle.

Les Manœuvres et les Griffes se veut un appel à faire les choses autrement. En revenant sur les manquements, les faux pas, les impossibilités répétitives des élus à aller au-delà des plats de lentilles et à prendre la mesure de certains moments d’histoire, les impasses politiques entretenues par tous les blocs parlementaires, la propension presque maladive à vouloir tout marchander au dos du peuple et à faire chanter l’Exécutif, je pointe les limites d’un système anachronique et déphasé qui a fait son temps. Il faudrait rechercher et construire une nouvelle articulation où le Parlement serait à même d’élever le débat public, de faire perpétuer l’ordre républicain et d’influer en bien sur le récit national. Ne pas se donner les moyens d’y parvenir, c’est la sombre promesse de persister dans la voie du pire.

Vous connaissez tous ce mot : « fourre-tout ». J’ai toujours développé un rapport très intime avec ce mot. J’étais en 7e année fondamentale au lycée Geffrard des Gonaïves en 2003. Enfant d’Ennery, une commune reculée de l’Haïti qu’on ne voit pas, j’étais heureux de débarquer aux Gonaïves dans une école publique de la cité de l’indépendance, de pouvoir me tourner vers d’autres horizons. Au lycée, il y a eu une bibliothèque qui était si petite en contenus que l’on pourrait éprouver une certaine honte à l’appeler bibliothèque. J’y étais presque tous les jours, à chaque récréation. Premier contact avec des livres, avec la lecture. Je lisais un peu de tout sans trop comprendre. En 2003, je notais presque tous les mots dont je ne connaissais pas le sens, la définition. « Fourre-tout » a été l’un de ces premiers mots. J’ai vite adoré ce mot et j’ai passé tout l’été 2004 à le répéter en vrac, à tout-va. Je l’ai trouvé « beau », « global », « général », « libre ». Alors, mon livre est en quelque sorte un fourre-tout organisé, ordonné, un fourre-tout sans équivoque où l’on découvrira à coup sûr pourquoi tant de nuages s’amoncellent dans le ciel de l’expérience démocratique haïtienne, pourquoi il y a ce sureffectif d’employés au Parlement, pourquoi les militants politiques sont si présents et bruyants dans l’espace public, pourquoi les parlementaires font montre d’une déconnexion totale du réel et, enfin, pourquoi il nous faut un nouveau Parlement, avec de nouvelles têtes, libéré de l’emprise des intérêts particuliers et autres forces d’argent.

Si le Parlement, de législature en législature, a toujours dérouté dans sa mission, est-ce parce que bon nombre d’esprits clairvoyants et visionnaires se tiennent à l’écart de la politique ? Je n’ai peut-être pas la réponse mais je lance le débat comme journaliste. Les historiens, les sociologues et les philosophes peuvent mieux y répondre. Cependant, il ne faut pas perdre de vue qu’aucun citoyen, aussi bonnes soient ses intentions, ne peut à lui seul transformer un espace aussi politique et complexe comme le Parlement avec autant d’ambitions personnelles en constante compétition où les vrais maîtres du jeu sont généralement tapis dans l’ombre. Voilà pourquoi je parle dans le huitième chapitre d’aventure individuelle et d’aventure collective. Un groupe d’hommes et de femmes, avec des idées claires, des convictions chevillées au corps, des projets réels de société, est à même de réussir là où un seul individu risque de se perdre ou de passer du temps à jouir des privilèges que confère la fonction.

J’ai mis une partie de moi dans cet ouvrage. Mon âme et mes entrailles. Parce qu’il fallait faire ce livre sur le Parlement. Pour un nouveau Parlement. Pour une nouvelle Haïti. Pour de nouveaux rêves en commun et de nouveaux horizons à rechercher.

Merci ! Merci beaucoup !

Paris
Dimanche 5 novembre 2023
Juno JEAN BAPTISTE

Jean Corvington
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