Par Garnel MICHEL, médecin, activiste sur les questions de Protection sociale. 12 mars 2024
« Si nous ne construisons pas le premier, le second s’installera en catastrophe… »
Depuis déjà très longtemps, il fait mauvais temps sur Haïti. Particulièrement sur la zone métropolitaine de Port-au-Prince, où toute une population est assiégée par les gangs[1]. Une Capitale entourée et enclavée par des groupes de bandits… A chaque jour qui passe, un territoire en plus est perdu – pour emprunter le terme du ministre de la Justice et de la Sécurité publique, l’écrivaine Emmelie Prophète. Ce qui revient à dire, les gangs gagnent en territoire et en puissance, et le gouvernement perd le contrôle. Près d’un demi-million d’habitants contraints de quitter leurs maisons et de fuir à l’intérieur de leur propre pays en raison de conflits, de violences, de violations des droits humains et sont donc devenus des Personnes Déplacées Internes (PDI)[2]. Des milliers de citoyens cherchent un mieux être ailleurs, ils sont légions à attendre un quelconque e-mail responsif de programmes migratoires divers. Un véritable désespoir national.
Si on fait un micro-trottoir pour savoir le plus grave des problèmes en Haïti, c’est un produit importé, le kidnapping[3] qui serait sûrement la plus grande douleur vécue par notre société durant cette décennie. Peut-être durant toute l’année 2023 jusqu’à ce jour, pas un jour sans un cas d’enlèvement – tout au moins dans la zone métropolitaine – des gens de toutes les couches de la société en sont victimes.
Entre-temps, il y a eu un peu partout dans le pays des mouvements de blocage de rues, le fameux « Peyi lòk ou Pays lock », un terme utilisé dans le lexique socio politique et militantiste haïtien, conçu comme une forme de réponse contre l’administration de Jovenel MOISE[4], où des manifestations à répétition, pertes en vies humaines, non-accès à l’eau potable, voies de transport partout barricadées, pneus enflammés, tels sont, entre autres, les éléments qui parsèment la réalité du pays.[5] Les constats et les vécus quotidiens font état d’un pays englouti. Des personnes meurent chez elles ou dans les rues faute d’accessibilité vers l’hôpital. Des malades décèdent aussi dans les structures hospitalières puisque le personnel médical ne peut pas y arriver, les intrants pharmaceutiques et médicaux sont bloqués ailleurs, pas d’eau courante ni d’électricité. Pas de circulation, ni même un couloir humanitaire.
Une sorte de justice populaire
Le phénomène BwaKale[6] était prévisible et inévitable puisque la population a trop longtemps subi la guerre des gangs. Trop d’enlèvements, trop de rançons, trop de souffrances, et le pire, pas d’arrestations au niveau des bandits, la Police Nationale d’Haïti reste impuissante. Et soudain, le 24 avril 2023 à Canapé-Vert (Port-au-Prince), un bus provenant de Pétion-Ville est contrôlé par la police et 14 personnes suspectes et armées ont été arrêtées par la police, pour enfin être réclamées par une foule en colère après une grande rumeur qu’il s’agissait d’un groupe de bandits en fuite ; ils ont été lynchés, tués et brûlés par la population.[7],[8] Depuis ce jour-là, le phénomène BwaKale est lancé. Ensuite, le mardi 2 mai 2023, pas moins de 6 présumés bandits ont connu le BwaKale dans la commune de Pétion-Ville.[9] C’est environ 160 présumés bandits qui ont été lynchés en un mois seulement, un peu partout à travers le pays.[10]
Ainsi, faut-il bien prendre le temps de noter que la société coure un grand risque avec ce phénomène, certains anticipent des possibilités de massacre, si l’on considère la rapidité avec laquelle le peuple en colère fait son jugement. En fait, il y a eu déjà des victimes par erreur aussi. Voilà pourquoi, beaucoup voient le phénomène comme une réponse à l’injustice et pensent comme l’écrivain FrankÉtienne qui a déclaré sur la radio et télé Métropole et nous citons : « ce mouvement BwaKale doit être structuré et bien organisé parce que les forces en présence sont puissantes et obscures ».
Si c’est vrai qu’il y a certains désaccords sur le mouvement BKL, il est unanimement accepté que la justice est fondamentale dans notre société. D’abord, la justice sociale. D’ailleurs d’aucuns croient que le problème de banditisme surgit à cause des injustices sociales ; peut-être avec raison quand on se souvient de l’une des paroles de Beaubrun Ardouin : « Le gouvernement qui, en Haïti, ne pourra ou ne voudra se convaincre que l’ÉGALITÉ en toutes choses est le DROIT le plus précieux aux yeux du peuple Haïtien, sera toujours exposé à se fourvoyer ». En outre, n’importe quel Haïtien cite facilement la Bible pour dire « La justice élève une nation ».[11]
Au milieu de tout ce débat, une vraie question se pose. Comment combattre, ou du moins, quoi faire pour éviter le banditisme en Haïti. Faut-il aborder la problématique en amont ou en aval. La situation est-elle si grave que les forces de l’ordre sont actuellement dépasser. Faudra-t-on faire appel a une force internationale. Y a-t-il lieu de penser à des négociations avec les gangs. Quid d’une éventuelle possibilité d’amnistie. Autant de questionnements sans réponses et auxquels la société mérite une urgente intervention.
Monopole de la violence légitime
Être catégorique, ce n’est pas une qualité. Peut-être. Mais lorsqu’il s’agit des questions d’Etat, de pays, il faut s’armer de courage et se positionner ; et le cas échéant, prendre les décisions qui s’impose. Pour moi, dans le cas actuel d’Haïti, le thème de « monopole de la violence légitime » trouve sa place. Selon Max Weber, dans Le Savant et le Politique, il en arrive à la conclusion que « aujourd’hui […], il nous faut dire que l’État est cette communauté humaine qui, à l’intérieur d’un territoire déterminé, revendique pour elle-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime ». On ne peut pas parler de territoire perdu. Weber pour revendiquer la mise en œuvre de l’ordre, parle du monopole de la coercition physique légitime ».[12]
Du coup, pour exercer pleinement ce monopole, l’Etat peut mobiliser toutes ses forces, voire acheter les services d’autres entités, ou dans le cadre de coopérations internationales. Ceci n’est point l’apologie d’une intervention étrangère. Au contraire, nous prônons l’établissement d’un gouvernement du style Nayib BUKELE.[13]
Il ne s’agit pas de la personne de l’actuel Président du El Salvador, sinon du Phénomène BUKELE
Tandis que le constat de mauvaise gouvernance et du vide de leadership est clair en Haïti, une kyrielle de propositions est en lice pour résoudre l’insécurité qui gangrène la société. Une bonne partie de l’opinion croit que les forces de l’ordre sont actuellement dépassées par les évènements, du coup la tendance de recours a l’international est de plus en plus forte. Ici nous proposons la mise en place du modèle appliqué depuis 2019 au El Salvador par le Président Nayib BUKELE[14], sans faire l’apologie d’une intervention étrangère ; d’ailleurs, nous sommes plutôt partisans du grand intellectuel Haïtien Anténor FIRMIN qui a été si clair en disant : « Honte à tous ceux qui, oubliant leur devoir envers la patrie, en appellent à l’étranger ».
La référence que nous faisons du nom de BUKELE c’est pour exprimer notre choix d’un Etat fort qui saura utiliser à bon escient la Monopole de la violence légitime. Si on fait un branchmarking[15] pour une comparaison analytique entre la situation sécuritaire en Haïti et celle du Salvador[16], le combat mené contre les gangs dans ce pays d’une superficie totale de 21 041 km2 avec une population représentant la moitié de la population haïtienne, on peut noter le grand changement opéré au niveau de la population Salvadorienne qui vivait dans l’un des pays les plus violents au monde en 2018,[17] de la Capitale mondiale des homicides, pour devenir aujourd’hui le plus sécuritaire de la région d’Amérique Latine.[18] Et si on veut aussi comparer la préparation des gangs, il est évident que le niveau de criminalité au Salvador était hautement plus élevé qu’en Haïti. Certains l’ont déjà signalé que nous n’avons pas de vrai gangster ici, ce sont des bandits sans idéologie, ni objectif commun, ce n’est ni une lutte de classe. Ni une guerre de religion, ils n’ont pas de cohérence dans leurs discours ; hormis peut-être l’ancien policier Jimmy Cherisier, le dénommé Barbecue devenu chef de gangs, qui est parvenu à fédérer tous les groupes armés sous les yeux complices de la communauté internationale, représentée à l’époque par Helen Lalime[19] qui avait signalé que la fédération des gangs du G-9 aurait fait baisser la criminalité en Haïti.[20] Tout ceci pour faire remarquer que l’éradication des groupes armés et la récupération des territoires perdus en Haïti, sans minimiser leur capacité de représailles, pourraient se réaliser plus facilement qu’en Salvador où la plupart des gangs étaient des Salvadoriens, déportés des Etats-Unis d’Amérique.[21]
À noter que pendant au moins 3 fois, Nayib BUKELE se propose d’intervenir en Haïti pour résoudre le problème, tout en posant ses conditions.[22] A ceci aussi nous avons notre position catégorique, par principe et conviction, que l’étranger n’a ni la mission ni la vocation de résoudre nos problèmes à notre place. En plus que sa proposition a été vite supportée par l’actuel président Dominicain Luis Abinader,[23] ce qui renforce nos doutes voire des soupçons contre l’opportunité d’une telle éventualité. Parallèlement, il faut le signaler, un ancien ambassadeur des USA en Haïti a aussi rapidement réagi sur son compte X, Daniel FOOTE,[24] pour attirer l’attention par rapport à l’intention du président BUKELE, de bonne foi, mais qui aurait partagé le même conseiller politique avec des leaders qui ont participé à la destruction d’Haïti.
Il n’y a aucun souci avec la dernière déclaration du président Bukele concernant Haïti, en date du 10 mars 2024, sur son compte X (ancien Tweeter) : « Nous avons vu des images similaires au Salvador il y a quelques années. Des gangs se baignent avec les crânes de leurs victimes. Tous les ʺexpertsʺ ont déclaré qu’ils ne pouvaient pas être vaincus, car ils faisaient « partie intégrante de notre société ». Ils avaient tort. Nous les avons effacés. Il faut faire la même chose en Haïti ».
A rappeler que le Président BUKELE lui-même a tenu et s’est battu pour que la solution du problème au Salvador soit endogène. Ce n’est pas une force étrangère qui était allée faire de l’ingérence dans son pays. C’est la volonté politique.
Toutefois, comme nous le signalons à maintes reprises dans le livre Bak Lakay[25], nous sommes contre l’assistance humanitaire tandis que nous sommes éminemment en faveur de la collaboration entre les nations. Et comme l’a dit le professeur Leslie François MANIGAT : « C’est nous en Haïti qui avons préfacé la solidarité internationale ».
L’heure est à l’action. Il nous faut choisir, pour tout de suite agir. Même si le « Bwa Kale » aurait ses côtés très négatifs et ses impacts cruels, ce serait la seule option de tranquillité pour les gens de biens tant que nous ne nous engageons pas à lutter pour la construction d’un État fort qui combat l’impunité et élimine les inégalités sociales, du coup, établir la paix et la sécurité sur le territoire national…
Références bibliographiques
- « « Bwa kale », est-ce un slogan sexiste ? – Boukan News [archive] », 2 octobre 2022
- Monopole de la violence légitime — Wikipédia (wikipedia.org)
- Mickaëlle Provost, « Elsa Dorlin. 2017. Se défendre. Une philosophie de la violence », GLAD! [En ligne], 04 | 2018, mis en ligne le 30 juin 2018, consulté le 29 août 2023.
- URL : http://journals.openedition.org/glad/1093 ; DOI : https://doi.org/10.4000/glad.1093
- https://www.youtube.com/watch?v=qUeuDsFTe9c
- https://www.presidencia.gob.sv/presidente-de-la-republica/
- Dorlin, Elsa. 2017. Se défendre. Une philosophie de la violence. Paris : Zones, p. 17. Toutes les références de page seront désormais indiquées entre parenthèses dans le texte.
- Ahmed, Sara. 2006. Queer phenomenology. Orientations, Objects, Others.London : Duke University Press, p. 56.
- Butler, Judith. 2010. Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre, le deuil (traduction Joëlle Marelli). Paris : La Découverte.
- Asad, Talal. 2018. Attentats-suicides. Questions anthropologiques (traduction Rémi Hadad). Bruxelles : Zones sensibles.
- « Guerre des gangs en Haïti : plus de 530 morts et 160.000 personnes déplacées | ONU Info [archive] », sur news.un.org, 21 mars 2023
- Anne Caroline Desplanques, « «Tout notre argent va à ça»: les Haïtiens d’ici se font rançonner pour leurs proches pris en otage [archive] », sur Le Journal de Montréal (consulté le 14 mai 2023)
- « Journal d’Haïti et des Amériques – Haïti: le Réseau national de défense des droits humains dénonce «une spirale de violence» [archive] », sur RFI, 5 mai 2023
- « Haïti: Un individu accusé d’avoir infiltré le mouvement bwa kale au profit du gang « Gran Grif » tué [archive] », sur leplacentin.com
- Zone International- ICI.Radio-Canada.ca, « Mouvement populaire en Haïti : une diaspora mitigée face au « Bwa kale » [archive] », sur Radio-Canada.ca
- « https://twitter.com/pierremarieseve/status/1657025862657626118 [archive] », sur Twitter
- « BWA KALE💦| Mixtape 2023🔥 | @Djkochymix [archive] »
[1] Le mot gang selon le dictionnaire Larousse c’est un anglicisme qui signifie « Bande organisée, association de malfaiteurs (gangster) ».
[2] Personnes contraintes de fuir à l’intérieur de leur propre pays, notamment en raison de conflits, de violences, de violations des droits humains ou de catastrophes. Personnes déplacées internes – UNHCR Suisse et Liechtenstein
[3] Enlèvement de quelqu’un, en particulier pour extorquer une rançon ; rapt.
Définitions : kidnapping – Dictionnaire de français Larousse
[4] Selon Wikipedia, le 58e Président de la République d’Haïti, Jovenel MOISE est assassiné à l’âge de 53 ans, dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021 en sa résidence privée par un commando armé.
[5] Pays-lock, un nouveau mot dans le lexique haïtien | Balistrad
[6] Selon Wikipedia, Le terme « bwa kalé » est de l’argot haïtien qui dérive de « bois calé ». Il peut être traduit par « phallus tumescent »7ou « pieux affuté ». L’expression est aussi utilisée pour désigner un pénis circoncis en érection. Cela reste surtout un slogan de ralliement et d’expression d’un mécontentement vis-à-vis de l’état. On le retrouve en chanson.
[7] « Des présumés bandits lynchés puis brûlés à Canapé-Vert | Loop Haiti [archive] », sur Loop News
[8] «Haïti: face aux gangs, le mouvement «Bwa kale» prend de l’ampleur [archive] », sur RFI, 3 mai 2023
[9] « « Bwa Kale » : Lynchage d’au moins 6 présumés bandits à Pétion-Ville | Loop Haiti [archive] », sur Loop News
[10] https://www.lenational.org/post_article.php?pol=3596
[11] Proverbes 14:34 La justice élève une nation… https://saintebible.com/proverbs/
[12] Max Weber dans son ouvrage « Concepts fondamentaux de sociologie » il en donne comme définition « On appellera État une entreprise institutionnelle de caractère politique, lorsque et dans la mesure où son équipe administrative revendique avec succès, pour la mise en œuvre de ses ordres, le monopole de la coercition [Zwang] physique légitime ».
[13] https://fr.wikipedia.org/wiki/Nayib_Bukele
[14] Nayib Armando Bukele Ortez c’est le nom de l’actuel président du Salvador
[15] https://www.journaldunet.fr/business/dictionnaire-economique-et-financier/1198861-benchmarking-definition/ Concrètement, le benchmarking est une méthode qui consiste à étudier et analyser les techniques de gestion ainsi que les modes d’organisation des autres entreprises ayant une activité sensiblement identique à celle qui réalise le benchmark.
[16] OHCHR, « El Salvador: Versión actualizada del documento base que forma parte integrante de los informes de los estados parte »
[17] https://www.cairn.info/revue-problemes-d-amerique-latine-2019-2-page-49.htm?ref=doi
[18] https://www.youtube.com/shorts/akRv83E8ipY
[19] Helen Lalime : Représentant spécial pour Haïti et de Chef du Bureau Intégré des Nations-Unies pour Haïti (BINUH), de 2019 à 2023. https://news.un.org/fr/story/2019/10/1054041
[20] https://www.rhinews.com/politique/helen-lalime-se-defend-davoir-signale-que-la-federation-des-gangs-du-g-9-aurait-fait-baisser-la-criminalite-en-haiti/
[21] https://listindiario.com/la-republica/gobierno/20240311/abinader-advierte-comunidad-internacional-consecuencias-actua-haiti_799546.html
[22] https://twitter.com/nayibbukele/status/1766979380234842417
[23] https://listindiario.com/la-republica/gobierno/20240311/abinader-advierte-comunidad-internacional-consecuencias-actua-haiti_799546.html
[24] https://twitter.com/AmbDanFoote/status/1766863998761177473
[25] Bak Lakay : L’appel d’une riche et glorieuse nation à ses enfants. Essai, C3 Editions, 12 janvier 2020. Garnel MICHEL
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