Haïti a été la pionnière dans ce mouvement radical de remise en question de l’ordre mondial dans une perspective d’affirmation de l’identité de l’homme noir, contraint de douter et même de nier son humanité et son identité. La révolution haïtienne ponctuée en 1804 est un cri de renaissance de la liberté assassinée, c’est aussi la matérialisation de cette prise de conscience collective et de la volonté manifeste de changer ce qui était pendant plus de deux siècles considéré comme inchangeable.
Comme toute société caribéenne, la société haïtienne est caractérisée par une diversité originelle qui modélise sa culture singulière. Nicolas Vornax souligne que « toutes les sociétés créoles de la région Caraïbe se sont essentiellement constituées comme sociétés plurielles dès la période de l’esclavage.». [1]
Cette pluralité peint au cœur des récits nationaux exprime la richesse culturelle qui traverse nos différents courants artistiques. La conscience de cette diversité et le besoin de se raconter ensemble devait permettre de s’écarter du chemin scabreux de l’eurocentrisme comme référentiel de positionnement et d’identification de certaines nations du monde.
L’histoire d’Haïti est une suite d’histoires, dont certaines s’entrechoquent, toujours dans une logique de classification et de ressemblance avec l’ancien colon qui, après son départ, est redevenu un modèle, « détenteur de savoir et porteur de salut pour ces anciens colonisés »[2]. Se démarquer de cette nouvelle forme de colonialité qui a longtemps fait obstacle à une pensée haïtienne propre, a permis de créer un « nouvel humanisme commun à tous les hommes »[3].
Cet humanisme qui émerge avec la révolution de 1804 est consacré par Dessalines lui-même qui fait de la liberté une valeur transcendante de l’humanité en permettant à tout homme en quête de liberté qui s’aventure sur la terre d’Haïti d’en jouir.
Malgré cette victoire majuscule face à l’impérialisme en gestation dans le système esclavagiste, notre incapacité de nous définir ou du moins les tentatives de penser Haïti se sont heurtées au mur occidental. Les efforts de l’Ethnologie de construire une pensée haïtienne est restée dépendante de la pensée occidentale, de laquelle on n’est pas arrivée à sortir.
En pensant Haïti, on a donc continué à penser l’occident. La confiscation de notre histoire construit dans un ailleurs antagonique n’a pas aidé et a favorisé la domination de la culture européenne devenue le repère à partir duquel est construit toute forme de pensée, y compris celles qui se veulent critique de l’eurocentrisme.
Le cas haïtien sied donc parfaitement à la définition de ce concept proposé, en 1906, par le sociologue libéral américain, William Graham Summer, qui laisse entrevoir une nouvelle forme de colonialité, dont les paramètres diffèrent de celle implémentée dans la société esclavagiste. Summer, dans son ouvrage programmatique, intitulé « Folkways » propose cette définition qui invite à cerner l’eurocentrisme comme une « façon de voir qui fait du groupe propre le centre de tout et dans laquelle tous les autres groupes sont pesés et évalués par référence à ce centre »[4].
L’eurocentrisme, un pseudo-universaliste
Depuis des lustres, la tendance qui se dégage à travers les discours dominants, présente le monde dans le prisme de l’occident campé comme modèle idéal de civilisation, de culture et comme lieu de savoirs, etc. Cette hiérarchisation fixée suivant le degré de conformité à la civilisation caucasienne et, dans une certaine mesure, ethnique, consacre l’hégémonie de l’Europe face aux autres peuples du monde et fixe la ligne conductrice suivant laquelle les autres civilisations doivent progresser.
Cette tentative d’occidentalisation du monde s’appuie sur une uniformisation au niveau de la science et de la technologie pour éliminer les spécificités culturelles. L’eurocentrisme tel qu’il s’est imposé à nous, s’inscrit dans une démarche ethnocentrée qui « consiste non seulement à postuler la supériorité des sociétés occidentales, mais aussi à lui donner pour fondement intrinsèque la raison scientifique. »[5]
Cette vision du monde est consubstantielle à une autre forme de colonialisme ou d’impérialisme qui se nourrit de la soumission du « monde entier à ladite raison….»[6] et qui s’appuie sur la promotion de « l’Europe occidental comme centre du monde politique, économique et théorique, sinon racial.»[7]Haïti, à travers sa culture et la production artistique et littéraire, s’est investi dans la remise en question du monopole autoproclamé de la production esthétique et de la pensée scientifique que se sont octroyé les caucasiens.
La conception eurocentriste du monde, empreint d’un certain racisme, propose en arrière-plan une vision « orientaliste des régions non occidentales du monde »[8]. Ce regard inquisiteur représente le monde avec les préjugés et les repères issus de la civilisation européenne. Il s’agit plus de mettre en évidence « l’expérience de l’Europe occidentale »[9] que de mettre sous projecteur les spécificités et les conditions réelles de ces régions. L’eurocentrisme fait donc une projection du « monde en tant que tout » à partir des références européennes.
L’eurocentrisme est également une forme de pensée qui se veut totalisante. Il présente l’évolution du monde dans une lunette « pseudo-universaliste »[10], qui serait, comme le soutient Linda Zerelli, un « vieil universel »[11] appelé à être reconstruit pour camper un « nouvel universel.»[12] Lequel inclurait tous les hommes, conséquemment conduirait à une reconnaissance de la diversité humaine. Cette pensée exclusiviste qui contamine de nombreuses civilisations, se donne pour mission d’opérer une sélection au sein même de ces autres civilisations.
En imposant une sélectivité, l’eurocentrisme permet une affirmation de la supériorité de la culture européenne dans toutes les autres parties du monde. Aussi, il « accepte de façon non critique les modèles de civilisation et d’histoire marqués par le capitalisme européen occidental et mesure à leur aune toute histoire et toute civilisation humaines »[13]. L’Europe s’octroie ainsi le pouvoir de déterminer les critères suivant lesquels classés les civilisations.
Par cette volonté d’imposer une civilisation standardisée, l’eurocentrisme s’est plongé dans « une confiscation de l’histoire non européenne… »[14]. Il va à l’encontre des visées de « l’histoire globale »[15] qui insiste sur la nécessité de mettre fin à ce privilège que s’est octroyé l’Europe de confectionner l’histoire des autres parties du monde. Cette vision antagonique de l’eurocentrisme conduit à une altération de la « pensée universelle » qui ouvre la voie à une « provincialisation » de l’Europe « en se focalisant sur les interactions entre les différentes régions du monde».[16]
Haïti et l’eurocentrisme
La restitution d’une mémoire collective haïtienne qui serait à priori une exigence historique pour une meilleure connaissance de l’autre, parait impossible sans la construction d’un récit commun, et d’un discours sur notre espace.
Or, depuis son indépendance, Haïti est défini dans le prisme de la civilisation occidentale qui, dans son désir d’universalisation, a injecté dans toutes les structures du pays, le venin du capitalisme mercantile mangeur d’hommes et de valeurs. L’histoire construite et qui est une non-histoire pour reprendre Édouard Glissant, aura permis au fil des ans « le raturage de la mémoire collective »[17].
Les Haïtiens, incapable de se définir, de se raconter, ont donc laissé celer leur riche histoire faite de luttes et de remise en question des repères occidentales. Ils ont noyé les valeurs qui ont permis 1804, dans cet océan de désespoir et d’égoïsme qui afflue de ce projet hideux d’internationalisation saupoudrée d’un néocolonialisme porteur de malédictions modélisatrices et d’isolement pour l’individu. Notre histoire est ce que Glissant appelle un « fantasme fortement opératoire de l’occident, contemporain précisément du temps où il était seul à faire l’histoire du monde »[18].
S’il est vrai que les pères fondateurs ont donné une réponse cinglante au projet de déshumanisation de l’homme noir et à l’« ensauvagement de l’homme blanc »[19], les générations d’après et même celles qui ont participé à l’indépendance ont été incapable de dégager une idée commune du cheminement du pays en dehors du cadre européen. Ce commun indispensable à la construction d’une mémoire collective n’a jamais été construit.
Malgré la remise en question des théories de l’inégalité des races humaines par des intellectuels dont Anténor Firmin, qui ont permis de resituer le discours anthropologique dans une logique d’affirmation d’une identité noire, la domination culturelle n’a pas permis de construire cette identité haïtienne et de sortir du carcan de l’eurocentrisme. Pire elle aura imposé une idéologie qui noie dans l’oubli, les héritages du passé, les valeurs et des traditions construites au cœur même de l’industrie coloniale. La mémoire qui a été construite pour représenter Haïti ne tient nullement compte de la sédimentation de notre société.
La formation sociale haïtienne a débuté sa construction dans les entrailles de l’esclavage. Anciens esclaves, affranchis noirs, amérindien, mulâtres et même les blancs qui sont restés après 1804, ont chacun développé des rapports différents avec l’espace. La culture haïtienne qui constitue le ciment entre ces différentes couches, est un élément important de lutte contre le déni d’identité imposé par l’Europe. Jacques Stephen Alexis croit que cette culture « s’est individualisée progressivement, en même temps que la nation haïtienne, à l’intérieur de la société esclavagiste domingoise »[20]. Bien que les grandes œuvres-témoins sont arrivées un peu tard, elle reste singulière et suffit à expliquer la diversité de cette société qui n’est pas et qui ne peut pas être une extension de l’ancienne métropole française.
La culture constitue donc ce point de convergence qui unit les strates de la société qui doit nécessairement avancer dans cette entreprise de restitution d’une mémoire qui permettra de définir des objectifs communs et de nous situer par rapport aux autres nations du monde. En définissant la culture comme le «produit de cette tendance qui pousse les hommes à organiser les éléments de leur connaissance de l’univers et de la société où ils vivent, à les organiser collectivement, en fonction du passé et, présent, et à en recomposer une image plus vaste que l’apparence, image projetée dans leur psychisme, dans leurs actes, dans leurs comportements et dans toutes leurs productions[21]», Alexis lance une invitation à la cohésion sociale et à la construction de l’avenir en fonction de critères propres tirés de la réalité vécue.
Il serait déraisonnable de croire que l’on peut construire un récit haïtien, un discours collectif sans considérer l’espace dans lequel se déroulent les expériences historiques des différents groupes sociaux qui composent cette population. Cette compréhension des rapports des groupes avec l’espace permet de cerner les raisons pour lesquelles les peuples anciennement colonisés sont incapables d’« exprimer des buts et des objectifs que dans le cadre qui leur est imposé. »[22]
Lionel Edouard
LEPS le MAGnifik
[3] CELIUS Carlo A. Les arts plastiques et la genèse du réalisme merveilleux
[4]GENIN Vincent, Eurocentrisme et modernité du droit international, 1860-1920, P.203
[5] LINDNER Kolja L’eurocentrisme de Marx : pour un dialogue du débat marxien avec les études postcoloniales https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2010-2-page-106.htm
[6] LINDER Kolja, ibidem
[7] ibidem
[8] ibidem
[9] ibidem
[10] ZERELLI Linda, Cet universalisme qui n’est pas un, P.332, https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2001-1-page-332.htm
[11] Ibidem, P.332
[12] Ibidem, P332
[13] ibid
[14] PAL PELBART Peter, Qu’est-ce qui parle à travers NOUS ? P. 9, consulté sur Cairn info : https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2012-4-page-7.htm
[15]ibidem
[16] ibidem
[17] GLISSANT Edouard, Le discours antillais, P.131, Éditions du Seuil, Paris, 1981.
[18] GLISSANT Edouard, op.cit, P.132
[19] Césaire Aimé, cahier d’un retour au pays natal
[20] ALEXIS Jacques Stephen, Du réalisme merveilleux des Haïtiens, P.3
[21] ALEXIS, Jacques Stephen, op.cit P. 5
[22] Casimir Jean, La Caraïbe une et divisible, P.29
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