J’ai vécu avec une profonde amertume l’action violente exercée contre les entreprises dans lesquelles je suis associé. Ces entreprises sont le fruit de plus de quarante-deux années de travail éprouvant, de longues nuits de réflexion et d’investissements continus, preuve de ma foi inébranlable dans mon pays. Avant tout, je tiens à exprimer mes sympathies émues et ma solidarité à l’endroit des autres maisons de commerce pillées ou incendiées, à ces marchandes dont les tréteaux ont été détruits, aux propriétaires dont les automobiles personnels ont été endommagés et à tous les chauffeurs du transport en commun privés de leur gagne-pain.
En toute équité, rien ne saurait justifier qu’on détruise avec une telle violence l’œuvre d’un homme qui n’a fait que du bien à sa communauté. Je n’ai fait de mal à personne. J’ai toujours payé régulièrement mes impôts. Ma profession de médecin et mes initiatives d’entrepreneur responsable, aux fortes convictions civiques et humanistes, m’ont amené à construire des hôpitaux, des centres de santé, des écoles au bénéfice des plus vulnérables d’entre nous. Ces opérations de déchouquage, froidement concoctées et exécutées sous le couvert d’actions de foules mécontentes, constituent la pire des injustices faite à un homme qui a passé sa vie à créer des emplois et emploie aujourd’hui plus de deux mille de ses frères et soeurs haïtiens. Combien d’autres années de durs labeurs me reste-t-il pour tout reconstituer et réparer une telle injustice ? Dieu seul en détient la clé. J’ai, cependant, la foi que par l’intercession et la magnanimité du Très-Haut, je saurai surmonter mes doutes du moment et me relever dignement, fût-ce avec peine et mélancolie.
Ces actes de destruction d’une violence inouïe m’ont évidemment ébranlé. Les auteurs intellectuels et exécutants de telles monstruosités ont-ils pensé un instant à leurs conséquences désastreuses et douloureuses dans la vie de ces jeunes travailleurs, ces professionnels dévoués, ces mères et pères de famille dont le seul crime n’a été que de vouloir gagner leur pain quotidien dans la dignité par le travail et à la sueur de leur front ? Ils sont plusieurs centaines à se retrouver actuellement, par la force des choses, sans emploi et à aller grossir les rangs de ceux qui doutent de plus en plus de l’avenir du pays, qui s’inquiètent de leur demain, de celui de leurs enfants et qui contemplent l’exil vers des terres plus accueillantes et prospères malgré leur attachement viscéral à la terre natale. C’est 673 salariés directs de la Delimart qui sont, à présent, au chômage et des centaines d’autres, dépendant de l’activité de nos fournisseurs locaux, à être sur le pavé sans revenus dans un contexte économique et social déjà très précaire. Tout un écosystème social, fait de petits marchands mobiles d’articles divers, de vendeurs fixes et mobiles de repas chauds, d’artisans et d’ingénieux confectionneurs de produits comestibles de la capitale et de la province, s’était constitué autour de la Delimart. Entre les agents économiques d’un tel réseau s’établissaient des relations d’affaires durables et ponctuelles qui faisaient vivre des ménages entiers. C’est avec tristesse et les larmes aux yeux que j’ai assisté à l’effondrement, en un jour et par l’action malveillante de criminels sous contrat, de toute cette chaîne d’échanges commerciaux mutuellement dépendants et essentiels à l’économie nationale.
Chers compatriotes, l’heure est venue de nous demander sereinement et sérieusement de quelle Haïti voulons-nous. Les choses doivent changer dans le sens du bien dans notre pays. Il nous faudra tenir compte des demandes légitimes de mieux-être émanant des catégories pauvres et marginalisées de notre peuple. En raison de la stagnation de l’économie, de l’instabilité politique et des crises sociales de tous ordres, les couches dites moyennes se voient de plus en plus exposées à cette précarité qui semblent n’épargner que de petites poches de richesse. Quand l’ascenseur social ne fonctionne plus, et que des segments importants de la société vivent dans l’angoisse perpétuelle d’une improbable mobilité sociale, les frustrations abondent avec pour corollaires les agitations de rue et les violences de foules périodiques auxquelles notre pays est tellement accoutumé.
Lors des pillages de supermarchés le samedi 7 juillet, il se trouvait, parmi les déchouqueurs professionnels en mission, des personnes aux conditions très humbles, des pauvres qui avaient effectivement faim et en quête de quoi se nourrir le jour-même voire le lendemain. L’appareil judiciaire doit épargner ces êtres tourmentés de misères insoutenables et sévir avec la dernière rigueur contre les criminels de métier, les auteurs intellectuels, les opérateurs et groupuscules politiques de mauvais aloi, et contre les acteurs et groupes d’intérêts économiques ayant commandité et financé ces opérations ciblées de déchouquage. La misère des humbles ne saurait servir de prétexte aux entreprises de revanche politique ni de couverture aux actes mafieux de vendetta économique. La soif pathologique du pouvoir des uns constitue un frein à la consolidation de la démocratie en Haïti. De même, l’appétit glouton d’autres pour davantage de richesses mal acquises se pose en menace pour la bonne gouvernance, l’investissement entrepreneurial privé sain et la stabilité politique et sociale.
Je suis Réginald Boulos, citoyen haïtien a part entière et descendant d’immigrés libanais arrivés en Haïti au milieu du 19e siècle. Je demeurerai moi-même, entier et intégral, dans mon identité, mes engagements sociaux et mes convictions. Alors que, légitimement, nous critiquons l’attitude raciste de Donald Trump envers les immigrants, me voilà, drôlement, victime, dans mon propre pays, d’agissements racistes orientés contre les Haïtiens originaires du Moyen-Orient, lesquels sont connus pour être, dans leur grande majorité, de rudes et d’honnêtes travailleurs. Ils créent, pour beaucoup, des emplois durables et s’acquittent de leurs redevances fiscales en citoyens responsables. Je n’ai pas encore décidé des suites à donner à ce déferlement de haine aux conséquences douloureuses tant pour moi que pour des centaines d’autres affectés. Je préfère attendre le retour à plus de sérénité. Une des options qui s’offre à moi est de chercher pour mes enfants une terre plus clémente, un pays plus hospitalier aux immigrants. Je voudrais surtout éviter à mes enfants d’avoir à revivre cette expérience infernale. L’amour et l’attachement à la mère-patrie rendent un tel choix dramatique et difficilement envisageable.
J’entends surtout rester moi-même dans mon parti-pris pour la promotion de l’entreprenariat privé en Haïti, la création d’emplois à grande échelle. Je veux continuer à accompagner des entrepreneurs des classes moyennes dans la constitution d’entreprises viables et prospères. La solidarité sociale s’impose à moi et devrait s’imposer aux plus privilégiés d’entre nous comme un choix humain incontournable. Je ne me départirai jamais de mon combat progressiste pour une Haïti de création de richesses, de justice sociale et de prospérité. Une Haïti moderne où règne l’Etat de droit et où tous et chacun œuvrent, solidairement et collectivement, pour la protection des vies et des biens dans une communauté épanouie et apaisée.
Dr Reginald Boulos
Citoyen haïtien
Port-au-Prince, le 19 juillet 2018
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