Après l’indépendance, l’oligarchie haïtienne s’est évertuée à détruire toutes les traces africaines. Une démarche dénoncée par Price Mars dans Ainsi Parla l’oncle. Ce processus visant à laver la réalité de sa substance a « abouti à un processus d’acculturation qui convertit les villageois des sociétés marronnes en Habitant »[1] comme le souligne Jean Casimir.
C’est une conception qui rejoint celle de l’ancien colon qui infériorise tous ceux qui n’entrent pas dans le schémaoccidental. « Le peuple a été défini par des relations de classe caractérisant la plantation esclavagiste. »[2], c’est donc un retour à l’esclavage sans le nom qui rend impossible un dialogue collectif pour redéfinir les rapports entre les différentes strates de la société, également pour s’entendre sur le commun autour duquel devrait être construit le récit national. Cette volonté de sortir du joug de la domination occidentale a accouché dès le départ, à travers le Cercle littéraire composé des premiers intellectuels haïtiens, d’un « nationalisme culturel »[3] – mobilisé tant à travers La Ronde et l’Indigénisme- qui se veut avant tout une ligne de démarcation de l’eurocentrisme.
Dans son réalisme merveilleux, Alexis prend le contrepied en faisant l’éloge de la diversité culturelle haïtienne qui est la source même de son autonomie. Il rejette le nationalisme culturel qui s’apparente à un certain « négrisme » pour plaider que « les nations sont sujettes à d’autres influences culturelles, celles des autres nations vivant dans une même zone géographique qu’elles, zone où les relations et les échanges sont fréquents »[4].
Cette vision de casser cette racialisation imposée par l’occident avait déjà pris corps à travers la pensée de Roumain qui, citant l’ouvrage de Jacques Milot et Paul Lester « Les races humaines », insistait sur le fait que la notion de race ne pouvait servir de base à un ordre inégalitaire vu que : « toutes les populations sont métisses, cent fois métisses, et qu’aucune d’entre elles n’appartient tout entière à un seul groupe»[5].
C’est là tout l’intérêt de cette invitation à un dialogue collectif pour construire cette identité culturelle et un récit commun qui permettrait de restituer la mémoire. Une mémoire qui tient compte de la diversité culturelle haïtienne qui est le fruit, comme nous l’avons souligné, du croisement de plusieurs formes de civilisations. Or, ce ressentiment collectif, comme le souligne Nietzsche, créateur de valeur et qui devait conduire à une « vengeance pour indemniser les blessures causées par l’esclavage »[6], s’est fracturé contre le mur de la néolibéralisation. C’est un retour à l’eurocentrisme qui est consacré à travers le concordat de Damien en 1860. Il y a eu un renversement de la morale de 1804, construit autour du « tout moun dwe lib» qui fait de la liberté une valeur transcendante de l’humanité.
Avec cet instrument, l’homme occidental est redevenu le modèle. Cette nouvelle pénétration de la culture occidentale dans les interstices de la société haïtienne, favorise la construction d’un homme haïtien suivant cette hiérarchisation ethnique qui modélise le racisme, un des moteurs du système international imposé par l’occident. Il n’est pas ici question de défendre un enfermement sur une culture nègre « autarcisée », mais un appel « à rationaliser la mythologie raciale, à la transcender, et surtout à la dépasser dans l’âpre remontée vers la condition humaine universelle »[7] comme René Depestre a su le voir dans l’œuvre de Jacques Roumain.
La nouvelle forme de colonialité imposée « crée une élite qui n’a aucun rapport avec le mode de production »[8]. Elle a contribué bon gré mal gré à la dévalorisation progressive de leur pays et du monde. Si Jacques Roumain s’évertue à sauvegarder les souvenirs du vaudou face à la terrible campagne des rejetés, c’est pour protéger cette diversité qui fait la singularité de la culture haïtienne. Une diversité menacée par l’occident chrétien qui s’est octroyé le droit de fixer les paramètres acceptables d’une civilisation moderne.
Roumain a jugé nécessaire de réhabiliter le paysan haïtien et de protéger les valeurs haïtiennes ainsi que la religion populaire, malgré sa conviction profondément marxiste. Cette posture est suggérée avant tout par sa qualité de citoyen et s’inscrit dans cette perspective de construction d’une conscience haïtienne. Une conscience susceptible de facilité l’accession aux connaissances scientifiques qui doit aboutir à cette rationalité nécessaire à la construction d’une identité haïtienne.
L’élite qui fait le relai avec l’occident a longtemps fait obstacle à cette construction. Bien que Roumain et Alexis ont évité de rester figés dans un nationalisme stérile, qui serait une frontière au déploiement de leur pensée comme marxistes, ils n’ont jamais épousé la cause de l’élite haïtienne qui s’est révélée à « jamais incapable de se retourner contre ses créateurs »[9]. L’histoire d’Haïti pour reprendre Jacques Stephen Alexis a été « falsifiée »[10], bien que l’homme noir, comme l’explique Aimé Césaire, « est restitué dans son humanité grâce à cette improbable épopée »[11]en 1804.
[1] Edelyn Dorismond, op.cit
[2] ibidem
[3] DELIDE Joseph, Genèse du nationalisme culturel haïtien, https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-etudes-africaines-2020-1-page-63.htm
[4] Alexis Jacques Stephen, op.cit P.13
[5] LAURIERE Christine, Jacques Roumain, ethnologue haïtien, consulté en ligne : https://doi.org/10.4000/lhomme.25048
[6] Tuto, les bons profs, consulté en ligne le 13 aout 2022, https://www.youtube.com/watch?v=qemB5WYM5gY
[7] LAURIERE Christine, Jacques Roumain, ethnologue haïtien, consulté en ligne : https://doi.org/10.4000/lhomme.25048
[8] GLISSANT Edouard, op.cit, P. 211
[9] ibidem
[10] ALEXIS Jacques Stephen, Le Marxisme, C3 éditions, 2021, P.88
[11] CESAIRE Aimé, Cahier d’un retour au pays natal
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